Transport

Jets ou pas jets ?

L’été 2022 a été marqué par les canicules, les feux de forêts, une sécheresse généralisée et des inondations. Ces catastrophes ont touché toutes les régions du monde. Dans le même temps, des comptes sur les réseaux sociaux exposent le mode de vies des milliardaires et des célébrités, notamment en publiant leurs trajets en jets privées, très émetteurs en gaz à effet de serre. On peut citer : L’avion de Bernard, I Fly Bernard ou Yacht CO2 Tracker.

Pourquoi cette polémique a enflé au cours de l’été ? Est-il légitime de cibler le mode de vie d’une partie de la population ? Quelle est l’empreinte carbone transport des plus riches ?

La contribution de l’aviation au réchauffement climatique

L’avion est un moyen de transport très intensif en énergie et en émissions de gaz à effet de serre. Il reste le plus émetteur par personne et par kilomètre : 14 à 40 fois plus d’émissions de CO2 que le train et 2 fois plus que la voiture1. En 50 ans, les émissions du secteur aéronautique ont été multiplié par 7. En 2018, elles ont atteint pour la première fois 1 000 millions de tonnes de CO2 par an. La moitié des émissions totales du transport aérien a été produit ces 20 dernières années2. Avant la crise du Covid-19, les industriels prévoyaient le triplement du trafic pour 2050 par rapport à 2020. Si la pandémie a fortement touché le secteur, l’organisation de l’aviation civile internationale a indiqué, en septembre 2022, que le trafic aérien mondial a retrouvé un trafic équivalent à 80 % de celui de 2019. Le retour au niveau de l’avant-pandémie devrait arriver à la fin 2022 ou début 2023.

Une contribution plus élevée qu’attendue

En 2018, Lee et al.2 estimaient que l ‘aviation représentait 2,4 % des émissions globales de CO2. Cependant, tout comme l’agriculture, le secteur aérien émet d’autres gaz comme les oxydes d’azote (NOx), la vapeur d’eau qui participe à la formation de traînées de condensation, des suies et du dioxyde de soufre (SO2). Les effets de ces émissions autre que le dioxyde de carbone s’additionnent et ont un effet positif sur le réchauffement climatique. Elles représentent plus de la moitié du forçage radiatif effectif (réchauffement) de l’aviation en 2018. De nombreuses associations environnementales avancent donc le chiffre de 5 % d’émissions globales pour le secteur aérien, soit deux fois plus que les chiffres publiés par l’industrie.

Les forçages climatiques dus aux émissions mondiales de l'aviation et à la nébulosité (ref 2)
Les forçages climatiques dus aux émissions mondiales de l’aviation et à la nébulosité (référence 2)

Plus on est riche, plus on voyage en avion

Si, en 2018, le nombre de passager·ères était de plus de 4,3 milliards dans le monde, ces chiffres s’avèrent trompeurs et ne signifient pas que plus de la moitié de la population mondiale a pris l’avion cette année-là. Il ne s’agit pas de voyageur·ses individuel·les puisque la plupart des vols inclut un aller-retour ou un transit dans un hub. Selon une étude parue dans Global Environmental Change3, Stefan Gössling et Andreas Humpe estiment qu’un quart de la population mondiale aurait voyagé en avion en 2018, d’un point de vue théorique. Mais en réalité ce nombre est encore plus réduit.

Les voyageur·ses en avion ne sont pas uniformément réparti·es dans le monde et les voyages en avion sont aussi fonction des revenus. Par exemple, pour des pays à faible revenus, le nombre de voyages par an et par personne est de 0,03 alors qu’il est de 2,02 pour un pays riche. Donc plus on est riche, plus on voyage. Mais, même dans les pays les plus riches comme les États-Unis, l’Allemagne, Taïwan ou le Royaume-Uni, ces chiffres cachent une réalité bien différente. Entre 53 et 65 % de la population de ces 4 pays n’ont pas pris l’avion pour l’année donnée (2018 ou 2019). Compte-tenu de toute ces informations, les deux chercheurs estiment que seulement 11 % de la population a pris l’avion en 2018 en comptant les vols intérieurs et les vols internationaux. Et en ne considérant que les vols internationaux, seulement 2 à 4 % de la population mondiale ont participé à un trajet international en 2018.

Répartition du trafic passager par régions en 2018 et en 2050
Répartition du trafic passager par régions en 2018 et en 2050

Le transport aérien est surtout reparti dans trois régions du monde : l’Amérique de Nord (25,6%), l’Europe (22,7%) et l’Asie Pacifique (32,5%). Le reste du monde qui comprend entre autre l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Amérique Latine contribue à 19 % des voyageur·ses. En 2050, l’Asie Pacifique représentera presque la moitié des passager·ères.

Des voyages fréquents pour les plus riches

Un petit nombre de voyageur·ses par avion, environ 10 %, représente un tiers à la moitié des vols. C’est ce que révèlent des enquêtes menées dans trois pays, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Allemagne et deux aéroports, Göteborg et San Francisco. De plus, ces voyages fréquents se font en classe business ou en première classe, qui ont une empreinte carbone de trois à neuf fois supérieure. Par exemple, un Airbus A380 de la compagnie Singapore Airlines peut transporter 470 passager·ères auxquel·les s’ajoutent 12 suites de première classe et 60 places business. Ces 72 places équivaut à 399 places en classe économique ! Les deux classes premium sont donc plus gourmandes en énergie et émettent plus de gaz à effet de serre. Gössling et Humpe en concluent que 1 % de la population mondiale contribuent à 50 % des émissions globales du secteur aérien. Ce chiffre vient confirmer les études précédentes. 40 % de l’empreinte carbone des 1 % des Européen·nes les plus riches est dû à l’aviation4. Pour une autre, les 10 % les plus riches consomment 45 % de l’énergie liée aux transports terrestres et 75 % de celle de l’aviation5.

En conclusion, comme le rappelle les deux auteurs, « une importante part des émissions de l’aviation est générée par une très petite part de très grands émetteur·rices qui sont géographiquement localisé·es dans quelques pays. Ces voyageur·ses aérien·nes fréquents sont des personnes très riches3. »

Crédit photo : Yaroslav Muzychenko (Unsplash)

Mais quand on est très riche, on ne voyage pas sur les vols commerciaux, on loue ou on possède un jet privé.

Voyager en jet privé : qui et pourquoi ?

En 2021, l’ONG Transport & Environment a publié une étude6 sur les jets privés et sur leur utilisation.

Seul·es les plus riches possèdent un jet privé. Les heureux possesseurs de ce type d’appareil ont une fortune estimée à 1,3 milliards d’euros. Entretenir et faire voler un jet est très cher. Il existe différents modèles ayant un rayon d’action allant de 1 900 à 12 500 kilomètres. Les plus chers coûtent environ 50 millions d’euros et il faut débourser au moins 5 000€ de l’heure pour pouvoir voler en jet, pour les plus abordables !

Les principales raisons évoquées pour utiliser un jet privé est le gain de temps et une facilité pour travailler ainsi qu’accéder à des aéroports non desservis par des liaisons commerciales. Mais dans les faits, cela est loin d’être convaincant. En analysant les trajets des jets en Europe, l’ONG Transport & Environment remarque qu’ils sont principalement utilisés l’été et pour des destinations ensoleillées. La France est leader pour l’aviation privée puisqu’un vol sur dix en France en 2019 était privé. En France, les deux principaux aéroports utilisés par les jets privés sont Paris Le Bourget et Nice. Il semble donc que les plus riches se rendent sur le lieu de vacances, où ils et elles possèdent peut-être une maison. L’ONG remarque aussi que dans 72 % des cas, il existe une alternative aérienne commerciale directe.

Nombre de vols mensuels de jets privés en Europe à 28, en France et à l'aéroport de Nice
Nombre de vols mensuels de jets privés en Europe à 28, en France et à l’aéroport de Nice

Voyager en jet privé est plus polluant

Les émissions des jets privés augmentent plus rapidement que celle de l’aviation commerciale. Utiliser un jet privé est 5 à 14 fois plus polluant par passager·ère qu’un avion gros porteur et 50 fois plus que le train. L’ONG estime qu’une heure de vol émet deux tonnes de CO2. Ces jets privés effectuent le plus souvent des trajets courts. Ces avions sont moins efficients et ont donc un plus gros impact climatique. En effet, 70 % des vols en jet privé intra-européens représentent 39 % des émissions et la moitié de ces vols font moins de 500 kilomètres. La France et le Royaume-Uni sont sur-représentés dans le monde des jets privés et constitue 40 % des émissions. En France, les trajets sont courts et facilement réalisables par un moyen de transport moins polluant. Ces chiffres sont confirmés par une analyse des décodeurs du journal Le Monde.

Émissions de CO2 pour l'aviation privé et l'aviation commercial entre 2005 et 2019
Émissions de CO2 pour l’aviation privé et l’aviation commercial entre 2005 et 2019

Une aviation qui échappe aux réglementations carbone

L’aviation a toujours été protégé et aidé par les États depuis ces débuts. Mais c’est aujourd’hui une industrie en partie privée (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs) qui reste malgré tout très liée au pouvoir politique.

En conséquence, le secteur aéronautique bénéficie de mesures très généreuses en matière d’environnement. Les émissions pour les liaisons aériennes internationales ne font pas partie de l’accord de Paris2. Les réductions de gaz à effet de serre sont donc soumis à la bonne volonté des compagnies aériennes et d’autres acteurs privés dont les ambitions ne sont pas à la hauteur des enjeux climatiques.

Le coût du kérosène est très réduit. En France, il bénéfice de l’exonération de la taxe intérieure sur les produits énergétiques. Les autres avantages fiscaux sont aussi nombreux : taux réduit de TVA, subventions directes aux aéroports et aux compagnies aériennes1. Concernant l’aviation privée, le taux d’imposition sur le kérosène est inférieur de 35 à 40 % par rapport aux carburants des voitures6.

Ces avantages fiscaux profitent aux plus riches qui voyagent le plus dans des conditions les plus luxueuses (jets privés, classe premium des lignes commerciales) et qui de fait polluent le plus.

Comparaison des émissions de CO2 suivant le mode de transport
Comparaison des émissions de CO2 suivant le mode de transport

Les jets privés de l’État français

Le 10 avril 2022, Jean Castex se rend en jet privé pour aller voter à Prades. L’image fait tâche. Mais il semble que le Premier Ministre adore se déplacer en avion comme le révèle une enquête de Médiapart, alors que ces trajets sont facilement accessible en train. Quelques mois plus tôt, il avait lui-même signé une circulaire, limitant le recours à l’avion pour les ministres. Visiblement, cela ne le concernait pas.

La polémique sur les trajets du Premier Ministre a conduit le magazine en ligne Bastamag à s’intéresser aux usages que faisait le gouvernement des jets privés. Et on est loin de la sobriété et de l’exemplarité en matière de lutte contre le changement climatique. Entre janvier et août 2022, les six jets privés disponible pour le gouvernement et le Président de la République ont émis au minimum 800 tonnes de CO2 soit l’équivalent de l’empreinte carbone moyenne d’un·e Français·e pendant 72 ans. La majorité de ces 280 vols sont des vols intérieurs, sur des distances courtes, parfois à deux avions : un pour le président de la République et un autre pour un ou une ministre.

S’il s’avère impossible de se passer totalement de jets privés, privilégier d’autres moyens de transports (trains, avions de ligne) est tout à fait possible. L’excuse de la sécurité est un peu trop facile.

Crédit photo : Chris Leipelt (Unsplash)

Les solutions pour limiter l’avion et les jets privés

L’aviation et les plus riches bénéficient de niches fiscales. Aligner les taxes sur le kérosène sur celles des autres carburants est un préalable. La convention citoyenne pour le climat préconisait l’augmentation de l’éco-contribution sur les billets d’avion. Elle serait modulée en fonction du type d’avion (avion de ligne ou jets privés), de la distance et de la classe (éco ou affaires)7. La convention propose également d’interdire les vols intérieurs où une alternative bas carbone (trajet < 4 heures) existe. L’Assemblée Nationale dans la loi Climat et Résilience s’est prononcée pour les trajets de moins de 2h30. Cinq lignes au lieu de 23 sont concernées.

Cependant, les ultra-riches seront peu sensibles à cette augmentation de prix. Interdire ou limiter les jets privés peut être une solution. Imposer un nombre de voyages maximum par an pour les loisirs notamment en est une autre.

Au niveau international, les émissions des vols internationaux doivent rentrer dans la comptabilité de l’accord de Paris. Le secteur aéronautique international comme maritime en sont exclus.

Le Name and Shame est déjà pratiqué sur les réseaux sociaux et a fait émerger le débat sur les jets privés cet été. Récemment, des militant·es d’ATTAC et d’Extinction Rebellion ont bloqué un terminal de l’aéroport du Bourget pour protester contre les jets privés. Les célébrités et les plus riches ont un mode de vie désirable et une responsabilité car ils et elles influencent l’opinion8. Elles et ils pourraient former les nouvelles normes sociales et morales de la société en désignant les formes de consommations souhaitables et acceptables. Dénoncer leurs modes de vie polluants permet de les interpeller sur leur rôle de modèle dans la société.

Il existe aussi d’autres solutions comme la recherche sur des carburants plus durables ou une meilleure efficacité énergétique des avions. Cependant, pour rester dans une trajectoire acceptable en matière de réchauffement climatique, le mieux est de voler beaucoup, beaucoup moins.

Que-pensez-vous du débat sur les jets privés ?

Bibliographie :

1 Ulysse Burel Guillaume van der Schueren Camille Brunnquell ,Transport aérien : où en est-on ? Des défis majeurs dans un contexte de plus en plus contraint, Décryptage de la fabrique écologique, juin 2022.

2 D.S. Lee et al., The contribution of global aviation to anthropogenic climate forcing for 2000 to 2018, Atmospheric Environment, 244, 2021

3 Stefan Gössling and, Andreas Humpe, The global scale, distribution and growth of aviation: Implications for climate change, Global Environmental Change 65, 2020

4 Ivanova D, Wood R, The unequal distribution of household carbon footprints in Europe and its link to sustainability. Global Sustainability 3, e18, 1–12, 2020. https://doi.org/10.1017/sus.2020.12

5 Oswald Y., Owen A., Steinberger J.K., Large inequality in international and intranational energy footprints between income groups and across consumption categories. Nature Energy, 5. pp. 231-239, 2020. https://doi.org/10.1038/s41560-020-0579-8

6 Transport & Environme nt (2021). Private je ts: can the supe r rich supe rcharge zero-emission aviation?

7 L’ensemble des propositions de la convention citoyenne pour le climat concernant le transport aérien est disponible dans le chapitre Se déplacer – Objectif E.

8 Stefan Gössling, Celebrities, air travel, and social norms, Annals of Tourism Research, 79, 2019

Crédit photo : Niklas Jonasson (Unsplash) pour la photo de couverture

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